L’arrêt du Conseil d’Etat, rendu sur une requête en extrême urgence déposée par Muriel Targnion et Alexandre Loffet a été rendu il y a une semaine. Beaucoup de commentaires ont été faits, notamment sur la portée juridique et politique de cet arrêt. Pour rappel, des motions de méfiance collective et individuelles ont été votée au conseil communal, mettant en place une nouvelle majorité avec, à sa tête , Jean-François Istasse. Le Conseil d’Etat, statuant en première analyse, a validé le principe de la motion mixte et de la motion individuelle contre Hasan Aydin pour l’écarter du poste de Bourgmestre. Par contre, il a recalé la motion de méfiance contre Sophie Lambert, considérée comme mal rédigée car ne l’écartant pas expressément comme bourgmestre. Ce faisant, si elle est écartée au profit de Jean-François Istasse, c’est qu’elle a renoncé à la fonction et qu’elle ne peut pas devenir échevine. Eric Lemmens, l’avocat de la Ville de Verviers, a accepté de nous rencontrer pour nous donner sa propre analyse de l’arrêt. - Urbain Ortmans : Eric Lemmens vous êtes donc l’avocat de la ville de Verviers dans cette affaire. Alors d’abord votre commentaire sur la décision du Conseil d’Etat qui est tombée il y a quelques jours… - Eric Lemmens : Avant tout, je trouve que c’est un arrêt qui est extrêmement intéressant parce que la question fondamentale qui se posait était : « est-ce que le système qui a été adopté au niveau de la ville de Verviers est un système qui conforme ou pas au code de la démocratie locale et de la décentralisation ? » C’est une vraie question parce qu’il n’y avait pas de jurisprudence antérieure, pas de décision antérieure, sur le mode de fonctionnement qui a été adopté. Et là il me paraît que le Conseil d’Etat valide dans son principe le mode de fonctionnement que la nouvelle majorité a choisi d’adopter au terme des motions de méfiance collective et individuelles. Alors, par ailleurs, le Conseil d’Etat, nous le savons, a suspendu les motions de méfiance dans leurs effets parce que l’une d’entre-elles, celle qui visait Madame Lambert, présentait une particularité qui constituait une erreur matérielle ,de mon point de vue en tout cas et d’un point de vue essentiel. Et pour le reste il me paraît que cet arrêt est vraiment intéressant et tourné vers l’avenir. - U.O. : C’est une décision en extrême urgence de suspension ; il y aura une décision en annulation qui va subvenir dans les mois qui viennent. Est-ce que cela ne peut pas remettre les choses en cause ? - E.L. : Après la décision de suspension, soit la ville de Verviers ne fait rien et alors, effectivement, le dossier reviendra devant le Conseil d’Etat aux fins d’annulation éventuelle de l’acte , soit, et c’est plus probablement l’hypothèse qui surviendra, même si je ne peux pas en préjuger, la Ville de Verviers et le Conseil Communal vont retirer la décision qui est suspendue . Comme le retrait opère avec un effet rétroactif, cette décision est censée n’avoir jamais existé et donc le recours perdra son objet et ne reviendra jamais devant le Conseil d’Etat en annulation. - U.O. : C’est justement une question qui fait débat : Peut-on effectivement retirer cette motion de méfiance qui a été votée en Conseil Communal ? - E . L. : Sans aucun doute de mon point de vue. Le conseil communal qui a adopté la motion peut, de la même manière et aussi longtemps qu’un recours en annulation est pendant devant le Conseil d’Etat du reste, décider, à la majorité requise bien entendu, de retirer la motion qui avait été adoptée. - U.O. : Dans ce cas alors, on retire le vote sur la motion de méfiance, ce qui veux dire que l’on peut déposer avant un an -puisqu’il y a normalement ce délai d’un an qui doit jouer- une nouvelle motion de méfiance ? - E. L. : Le code de la démocratie locale prévoit que si une motion de méfiance collective est adoptée, une nouvelle motion de méfiance collective ne peut pas être adoptée avant l’expiration d’un délai d’un an. Dès lors que le retrait de la motion est un acte qui opère avec effet rétroactif, la première motion disparaît définitivement de l’ordonnancement juridique, le premier vote, la première décision du conseil communal disparaît définitivement et donc il n’y a plus d’obstacle à ce qu’une nouvelle motion de méfiance collective, individuelle ou mixte, soit adoptée par le conseil communal. - U.O. : Pour revenir la décision en suspension, nous entendons dire que : « Oui , mais le Conseil d’Etat, dans une décision de suspension, s’intéresse très rapidement aux différents moyens présentés ; dès qu’il voit quelque chose, il prend une décision. Mais il n’analyse pas la totalité des moyens et c’est plutôt sur le fond de l’annulation qu’il va analyser toutes les questions. » Que répondez-vous à cela ? - E.L. : En l’espèce, il y avait deux moyens qui étaient soulevés devant le Conseil d’Etat. Un moyen principal et un moyen subsidiaire. Le moyen principal a été accueilli en raison de l’erreur matérielle qui affectait la motion de méfiance individuelle dirigée contre Madame Lambert ; et ce seul acte là. Dès lors, le moyen subsidiaire n’a pas été examiné mais il n’était que subsidiaire et il n’y avait pas d’autres moyens soulevés à ce stade-ci devant le Conseil d’Etat, donc le Conseil d’Etat a examiné, les deux moyens étaient d’ailleurs intimement liés, l’ensemble de la problématique qui lui était soumise. - U.O. : Sur cette décision, on voit aujourd’hui ce qui serait validé par cet arrêt : c’est le fait de déposer une motion de méfiance individuelle vis à vis de quelqu’un qui pourrait être bourgmestre mais qui ne l’est pas encore. C’est étonnant ça, non ? C’est comme si on renversait un gouvernement qui n’est pas encore en place… - E.L. : C’est un petit peu plus compliqué que cela, mais c’est effectivement le sens de l’arrêt. C’était d’ailleurs toute la question qui se posait devant le Conseil d’Etat et qui s’était posée à la Ville de Verviers et au Conseil Communal au regard de la rédaction et de l’adoption des motions de méfiance mixtes ; puisqu’en l’espèce nous avons affaire à une motion mixte. Pourquoi ? Parce que le code de la démocratie locale ne prévoit pas que la motion de méfiance puisse être dirigée à l’encontre de quelqu’un qui est « potentiellement bourgmestre ». Bien entendu, lorsque le législateur a adopté le code de la démocratie locale, il s’est, à mon avis, fixé sur le résultat des élections. Mais lorsque deux ans après les élections, ou plus, un problème politique important se pose, la situation ou le paysage politique globale n’est pas nécessairement le même. En l’espèce, ce que le Conseil d’Etat a validé, évidemment au stade du référé et donc au cours d’un examen qui n’est pas encore un examen approfondi ; mais le Conseil d’Etat le valide expressément, c’est l’idée que l’on puisse dire qu’en raison des actes ou des comportements qui ont été adoptés pendant la première partie de la législature, avant l’adoption de la motion de méfiance, la personne qui devrait devenir bourgmestre en principe, c’est à dire le second ou le troisième sur la liste la plus importante de la majorité, n’est pas en capacité de réunir derrière elle une majorité en sa qualité de bourgmestre. Et donc on anticipe en quelque sorte, grâce à cette jurisprudence du Conseil d’Etat, qui est évidemment une jurisprudence en référé mais qui est importante, une difficulté à venir et ça me paraît extrêmement sain. - U.O. : Cela ferait jurisprudence, est-ce que cela veut dire qu’il y aura un effet domino dans toute une série de communes en Wallonie où la situation était tendue depuis deux ans et où cet arrêt ouvrirait des portes ? - E.L. : Cela peut ouvrir des portes. Alors dire que ça va faire jurisprudence et effet domino, d’abord pour faire jurisprudence, on verra lorsque le Conseil d’Etat aura définitivement validé une motion mixte ; je ne veux pas préjuger bien entendu de la position du Conseil d’Etat même si je crois très fort que le Conseil d’Etat dans son arrêt de suspension a clairement indiqué que, à condition de corriger cette erreur matérielle, nous étions sur la bonne voie. D’autre part, ce n’est parce que l’on peut le faire, que l’on va le faire. Cela veut dire que, quand vous parlez d’effet domino, encore faudrait-il que la situation soit comparable dans d’autres communes de Wallonie, ce que j’ignore évidemment. - U.O. : C’est important ce que vous venez de dire : le Conseil d’Etat semble valider la motion mixte mais vous dites : « on ne peut pas préjuger de ce qu’ils décideraient dans le recours en annulation ». - E. L. : Ce n’est pas dans le recours en annulation à ce stade-ci puisque, comme je vous le disait, ce qui est probable c’est que l’on va retirer l’acte et donc que l’on ira pas jusqu’ à l’annulation. Et dans l’autre hypothèse, si on ne retire pas l’acte, il me paraît clair que le Conseil d’Etat dira en annulation ce qu’il a dit en suspension. De ce point de vue-là, les choses me paraissent assez limpides. La question est, dans l’hypothèse de l’adoption d’une nouvelle motion de méfiance mixte qui corrige l’erreur matérielle, je suis intimement convaincu mais je ne peux pas en préjuger bien entendu, que le Conseil d’Etat ne dira pas autre chose que ce qu’il a déjà dit dans cet arrêt ci, et en quelques sorte, comme d’autres l’on dit d’ailleurs sur votre plateau je pense, le Conseil d’Etat prend un peu par la main le conseil communal de Verviers pour lui dire : « Si vous aviez fait cela comme ça, il n’y aurait pas eu de difficultés », et il s’engage en quelque sorte, même si personne n’en préjugera, et pas le conseil lui-même, il s’engage à rester dans une logique de même cohérence. Mais ce qui fait jurisprudence fondamentalement, le cas échéant, c’est un arrêt d’annulation ou de rejet d’une demande d’annulation, à condition que la procédure aille jusque-là, et ça, nous le verrons bien. - U.O. : En acceptant la motion double de méfiance, en acceptant la méfiance individuelle que j’appelle « à titre préventif », par rapport à quelqu’un qui pourrait occuper le poste de bourgmestre mais qui ne l’occupe pas encore ; est-ce qu’on est pas en train de vider la loi de toute sa substance ? - E.L. : Ça, je ne le pense pas du tout. C’était, encore une fois, le cœur du débat. C’est à dire que la position de la Bourgmestre de Verviers était de dire « vous contournez ce que le législateur wallon a voulu ». Et là, le Conseil d’Etat a clairement répondu, « prima facie », comme il le dit, c’est à dire au terme d’un premier examen rapide puisque nous sommes en référé, que manifestement, puisqu’il a pris le cas de Monsieur Aydin qui était très clair, on ne contourne pas à ces yeux ce que le législateur wallon a voulu puisqu’il valide « prima facie » la formule qui a été utilisée. Je crois qu’au contraire, le Conseil d’Etat qui dans ces matières de motion de méfiance, a toujours refusé d’aborder et d’entrer dans le débat politique. Le Conseil d’Etat va rester au niveau du débat juridique, de ce qui est permis ou pas, de si les règles juridiques ont été respectées ou pas, mais il ne va entrer dans le débat politique. Le Conseil d’Etat apporte une pierre de plus à un édifice qui n’est pas parfait lorsqu’il sort du parlement wallon et qui mérite d’être amélioré ; et chacun des arrêts, il y a eu très peu d’arrêts d’ailleurs, prononcés par le Conseil d’Etat sur ces matières très spécifiques, sont des arrêts qui finalement apportent un certain nombre de précisions ou de compléments qui permettent d’utiliser mieux encore ce système de motion de méfiance donc moi je trouve que loin de contourner, le Conseil d’Etat rend plus effectives encore les dispositions que le parlement wallon a voulu. - U.O. : Vous pointez du doigt, une loi imparfaite, incomplète. Faudra-t-il que le législateur se repenche sur la question ? - E.L. : Le législateur pourrait parfaitement se repencher sur la question, et il l’a déjà fait d’ailleurs en fonction d’arrêts du Conseil d’Etat pour éclaircir un certain nombre de points. Mais si le Conseil d’Etat poursuit dans la logique qui est la sienne et dans la logique de ce qu’il a dit dans l’arrêt de suspension, le législateur peut intervenir mais ce ne sera même pas indispensable puisque le Conseil d’Etat aura clairement dit comment interpréter les dispositions, donc nous verront bien ce que le législateur en fera… - U.O. : Je m’adresse toujours au juriste, et je ne vous demande pas une analyse politique ici ; la dernière question est : quelles sont les options à Verviers ? Soit la motion de méfiance est retirée, soit elle ne l’est pas. Juridiquement que peut-il se passer ? - E.L. : La motion de méfiance peut être retirée, c’est à dire que le vote du conseil communal qui a adopté la motion de méfiance mixte pourrait être suivi d’un nouveau vote qui retire le vote précédent. Ça c’est la première hypothèse et alors on se retrouve dans la situation d’avant la motion de méfiance. Ni plus, ni moins. Autre hypothèse, le conseil communal ne fait rien et nous nous trouvons dans la situation d’avant l’adoption de la motion de méfiance, non pas parce qu’elle aurait été suspendue mais parce que ses effets ont été suspendus. Donc l’ancien collège communal poursuit sa tâche aujourd’hui. Nous verrons alors ce que le Conseil d’Etat ferrait ou fera le cas échéant en annulation s’il n’y a pas eu de retrait. Troisième hypothèse, la majorité du conseil communal, qu’elle qu’en soit sa composition - ça pourrait même être une nouvelle majorité, pourquoi pas, je n’en sais rien - la majorité du conseil communal pourrait à nouveau réitérer le dépôt de motions de méfiance collectives et individuelles, les faire voter en respectant très clairement ce que le Conseil d’Etat a validé et a préconisé dans son arrêt en suspension, auquel cas il y aura certainement un nouveau recours devant le Conseil d’Etat, bien entendu, mais il me semble que le Conseil d’Etat dans cette hypothèse-là ferait sans doute ce qu’il a déjà fait la première fois et considérerait que le système ainsi utilisé est valide. Propos suscités par Urbain Ortmans. Transcription : Sammy Lepièce.